(André
Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, P.U.F.,
Coll. Perspectives critiques, Paris, 1995. Extraits - chapitre 13)
C'est un sujet
de dissertation qui fut proposé plusieurs fois au baccalauréat :
« Juger qu'il y a de l'intolérable, est-ce toujours faire preuve
d'intolérance ? » Ou bien, sous une forme différente : « Etre
tolérant, est-ce tout tolérer ? » La réponse, dans les deux cas,
est évidemment non, du moins si l'on veut que la tolérance soit
une vertu. Celui qui tolérerait le viol, la torture, l'assassinat,
faudrait-il le juger vertueux ? Qui verrait, dans cette tolérance
du pire, une disposition estimable ? Mais si la réponse ne peut être
que négative (ce qui, pour un sujet de dissertation, est plutôt
une faiblesse), l'argumentation n'est pas sans poser un certain
nombre de problèmes, qui sont de définitions et de limites, et qui
peuvent occuper suffisamment nos lycéens, j'imagine, durant les
quatre heures de l'épreuve... Une dissertation n'est pas un sondage
d'opinion. Il faut répondre, certes, mais la réponse ne vaut que
par les arguments qui la préparent et qui la justifient.
Philosopher, c'est penser sans preuves (s'il y avait des preuves, ce
ne serait plus de la philosophie), mais point penser n'importe quoi
(penser n'importe quoi, d'ailleurs, ce ne serait plus penser), ni
n'importe comment. La raison commande, comme dans les sciences, mais
sans vérification ni réfutation possibles. Pourquoi ne pas se
contenter, alors, des sciences ? Parce qu'on ne peut : elles ne répondent
à aucune des questions essentielles que nous nous posons, ni même
à celles qu'elles nous posent. La question « Faut-il faire des
mathématiques ? » n'est pas susceptible d'une réponse mathématique.
La question « Les sciences sont-elles vraies ? » n'est pas
susceptible d'une réponse scientifique. Et pas davantage, cela va
de soi, les questions portant sur le sens de la vie, l'existence de
Dieu ou la valeur de nos valeurs... Or, comment y renoncer ? Il
s'agit de penser aussi loin qu'on vit, donc le plus loin qu'on peut,
donc plus loin qu'on ne sait. La métaphysique est la vérité de la
philosophie, même en épistémologie, même en philosophie morale
ou politique. Tout se tient, et nous tient. Une philosophie est un
ensemble d'opinions raisonnables : la chose est plus difficile, et
plus nécessaire, qu'on ne le croit.
On dira que je
m'éloigne de mon sujet. C'est que je ne fais pas une dissertation.
L'école ne peut durer toujours, et c'est tant mieux. Au reste il
n'est pas sûr que, de la tolérance, je me sois tellement éloigné.
Philosopher, disais-je, c'est penser sans preuves. C'est où aussi
la tolérance intervient. Quand la vérité est connue avec
certitude, la tolérance est sans objet. Le comptable qui se trompe
dans ses calculs, on ne saurait tolérer qu'il refuse de les
corriger. Ni le physicien, quand l'expérience lui donne tort. Le
droit à l'erreur ne vaut qu'a parte ante ; une fois l'erreur
démontrée, elle n'est plus un droit et n'en donne aucun : persévérer
dans l'erreur, a parte post, n'est plus une erreur mais une
faute. C'est pourquoi les mathématiciens n'ont que faire de la tolérance.
Les démonstrations suffisent à leur paix. Quant à ceux qui
voudraient empêcher les scientifiques de travailler ou de
s'exprimer (ainsi l'Eglise, contre Galilée), ce n'est pas la tolérance
d'abord qui leur fait défaut ; c'est l'intelligence, et c'est
l'amour de la vérité. D'abord connaître. Le vrai prime et
s'impose à tous, qui n'impose rien. Les scientifiques ont besoin,
non de tolérance, mais de liberté.
Qu'il s'agisse
de deux choses différentes, c'est ce que l'expérience suffit à
attester. Aucun scientifique ne demandera, ni même n'accepterait,
qu'on tolère ses erreurs, une fois [210] qu'elles sont connues, ni
ses incompétences, dans la spécialité qui est la sienne, une fois
qu'elles sont avérées. Mais aucun non plus n'accepterait qu'on lui
dicte ce qu'il doit penser. Pas d'autre contrainte pour lui que
l'expérience et la raison : pas d'autre contrainte que la vérité
au moins possible, et c'est ce qu'on appelle la liberté de
l'esprit. Quelle différence avec la tolérance ? C'est que celle-ci
(la tolérance) n'intervient qu'à défaut de connaissance ; celle-là
(la liberté de l'esprit) serait plutôt la connaissance même, en
tant qu'elle nous libère de tout, et de nous-mêmes. La vérité
n'obéit pas, disait Alain ; c'est en quoi elle est libre, quoique nécessaire
(ou parce que nécessaire), et rend libre. « La Terre tourne
autour du Soleil » : accepter ou pas cette proposition ne relève
aucunement, d'un point de vue scientifique, de la tolérance. Une
science n'avance qu'en corrigeant ses erreurs ; on ne saurait donc
lui demander de les tolérer.
Le problème
de la tolérance ne se pose que dans les questions d'opinion. C'est
pourquoi il se pose si souvent, et presque toujours. Nous ignorons
plus que nous ne savons, et tout ce que nous savons dépend,
directement ou indirectement, de quelque chose que nous ignorons.
Qui peut prouver absolument que la Terre existe ? Que le Soleil
existe? Et quel sens y a-t-il, s'ils n'existent ni l'un ni l'autre,
à affirmer que celle-là tourne autour de celui-ci ? La même
proposition qui ne relève pas de la tolérance, d'un point de vue
scientifique, peut en relever, d'un point de vue philosophique,
moral ou religieux. Ainsi la théorie évolutionniste de Darwin :
ceux qui demandent qu'on la tolère (ou, a fortiori, ceux qui
demandent qu'on l'interdise) n'ont pas compris en quoi elle est
scientifique(1)
; mais [211] ceux qui voudraient l'imposer autoritairement comme vérité
absolue de l'homme et de sa genèse feraient bien preuve, pourtant,
d'intolérance. La Bible n'est ni démontrable ni réfutable : il
faut donc y croire, ou tolérer qu'on y croie.
C'est où l'on
retrouve notre problème. S'il faut tolérer la Bible, pourquoi pas Mein
Kampf ? Et si l'on tolère Mein Kampf, pourquoi pas le
racisme, la torture, les camps ~
Une telle tolérance
universelle serait bien sûr moralement condamnable : parce qu'elle
oublierait les victimes, parce qu'elle les abandonnerait à leur
sort, parce qu'elle laisserait se perpétuer leur martyre. Tolérer,
c'est accepter ce qu'on pourrait condamner, c'est laisser faire ce
qu'on pourrait empêcher ou combattre. C'est donc renoncer à une
part de son pouvoir, de sa force, de sa colère... Ainsi tolère-t-on
les caprices d'un enfant ou les positions d'un adversaire. Mais ce
n'est vertueux que pour autant qu'on prenne sur soi, comme on dit,
qu'on surmonte pour cela son propre intérêt, sa propre souffrance,
sa propre impatience. La tolérance ne vaut que contre soi, et pour
autrui. Il n'y a pas tolérance quand on n'a rien à perdre, encore
moins quand on a tout à gagner à supporter, c'est-à-dire à ne
rien faire. « Nous avons tous assez de force, disait La
Rochefoucauld, pour supporter les maux d'autrui. »(2)
Peut-être, mais nul n'y verrait tolérance. Sarajevo était,
dit-on, ville de tolérance ; l'abandonner aujourd'hui (décembre
1993) à son destin de ville assiégée, de ville affamée, de ville
massacrée, ne serait pour l'Europe que lâcheté. Tolérer, c'est
prendre sur soi : la tolérance qui prend sur autrui n'en est plus
une. Tolérer la souffrance des autres, tolérer l'injustice dont on
n'est pas soi-même victime, tolérer l'horreur qui nous épargne,
ce n'est plus de la tolérance : c'est de l'égoïsme, c'est de
l'indifférence, ou pire. Tolérer Hitler, c'était se faire son
complice, au moins par [212]omission, par abandon, et cette tolérance
était déjà de la collaboration. Plutôt la haine, plutôt la
fureur, plutôt la violence, que cette passivité devant l'horreur,
que cette acceptation honteuse du pire ! Une tolérance universelle
serait tolérance de l'atroce : atroce tolérance !
Mais cette tolérance
universelle serait aussi contradictoire, du moins en pratique, et
pour cela non seulement moralement condamnable, comme on vient de le
voir, mais politiquement condamnée. C'est ce qu'ont montré, dans
des problématiques différentes, Karl Popper et Vladimir Janké-lévitch.
Poussée à la limite, la tolérance « finirait par se nier elle-même
»(3),
puisqu'elle laisserait les mains libres à ceux qui veulent la
supprimer. La tolérance ne vaut donc que dans certaines limites,
qui sont celles de sa propre sauvegarde et de la préservation de
ses conditions de possibilité. C'est ce que Karl Popper appelle « le
paradoxe de la tolérance » : « Si l'on est d'une tolérance
absolue, même envers les intolérants, et qu'on ne défende pas la
société tolérante contre leurs assauts, les tolérants seront anéantis,
et avec eux la tolérance. »(4)
Cela ne vaut que tant que l'humanité est ce qu'elle est,
conflictuelle, passionnelle, déchirée, mais c'est pourquoi cela
vaut. Une société où une tolérance universelle serait possible
ne serait plus humaine, et d'ailleurs n'aurait plus besoin de tolérance.
Au contraire
de l'amour ou de la générosité, qui n'ont pas de limites intrinsèques
ni d'autre finitude que la nôtre, la tolérance est donc
essentiellement limitée : une tolérance infinie serait la fin de
la tolérance ! Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ? Ce
n'est pas si simple. Une vertu ne saurait se cantonner dans
l'intersubjectivité vertueuse : celui qui [213] n'est juste qu'avec
les justes, généreux qu'avec les généreux, miséricordieux
qu'avec les miséricordieux, etc., n'est ni juste ni généreux ni
miséricordieux. Pas davantage n'est tolérant celui qui ne l'est
qu'avec les tolérants. Si la tolérance est une vertu, comme je le
crois et comme on l'accorde ordinairement, elle vaut donc par elle-même,
y compris vis-à-vis de ceux qui ne la pratiquent pas. La morale
n'est ni un marché ni un miroir. Il est vrai, certes, que les intolérants
n'auraient aucun titre à se plaindre qu'on soit intolérant à leur
égard. Mais où a-t-on vu qu'une vertu dépend du point de vue de
ceux qui en manquent ? Le juste doit être guidé « par les
principes de la justice, et non par le fait que l'injuste ne peut se
plaindre »(5).
De même le tolérant, par les principes de la tolérance. S'il ne
faut pas tout tolérer, puisque ce serait vouer la tolérance à sa
perte, on ne saurait non plus renoncer à toute tolérance vis-à-vis
de ceux qui ne la respectent pas. Une démocratie qui interdirait
tous les partis non démocratiques serait trop peu démocratique,
tout comme une démocratie qui leur laisserait faire tout et
n'importe quoi le serait trop, ou plutôt trop mal, et par là
condamnée : puisqu'elle renoncerait à défendre le droit par la
force, quand il le faut, et la liberté par la contrainte. Le critère
n'est pas moral, ici, mais politique. Ce qui doit déterminer la tolérabilité
de tel ou tel individu, de tel ou tel groupe ou comportement, n'est
pas la tolérance dont ils font preuve (car alors il eût fallu
interdire tous les groupes extrémistes de notre jeunesse, et leur
donner raison par là), mais leur dangerosité effective : une
action intolérante, un groupe intolérant, etc., doivent être
interdits si, et seulement si, ils menacent effectivement la liberté
ou, en général, les conditions de possibilité de la tolérance.
Dans une République forte et stable, une manifestation contre la démocratie,
contre la tolérance ou contre la [214]liberté ne suffit pas à les
mettre en péril : il n'y a donc pas lieu de l'interdire, et ce
serait manquer de tolérance que de le vouloir. Mais que les
institutions soient fragilisées, que la guerre civile menace ou ait
commencé, que des groupes factieux menacent de prendre le pouvoir,
et la même manifestation peut devenir un danger véritable : il
peut alors être nécessaire de l'interdire, de l'empêcher, même
par la force, et ce serait manquer de fermeté ou de prudence que de
renoncer à l'envisager. Bref, cela dépend des cas, et cette «
casuistique de la tolérance », comme dit Jankélévitch(6),
est l'un des problèmes majeurs de nos démocraties. Après avoir évoqué
le paradoxe de la tolérance, qui fait qu'on l'affaiblit à force de
vouloir l'étendre à l'infini, Karl Popper ajoute ceci :
« Je ne veux
pas dire par là qu'il faille toujours empêcher l'expression de théories
intolérantes. Tant qu'il est possible de les contrer par des
arguments logiques et de les contenir avec l'aide de l'opinion
publique, on aurait tort de les interdire. Mais il faut revendiquer
le droit de le faire, même par la force si cela devient nécessaire,
car il se peut fort bien que les tenants de ces théories se
refusent à toute discussion logique et ne répondent aux arguments
que par la violence. Il faudrait alors considérer que, ce faisant,
ils se placent hors la loi et que l'incitation à l'intolérance est
criminelle au même titre que l'incitation au meurtre, par exemple.
»(7)
Démocratie
n'est pas faiblesse. Tolérance n'est pas passivité.
Moralement
condamnable et politiquement condamnée, une tolérance universelle
ne serait donc ni vertueuse ni viable. Ou pour le dire autrement :
il y a bien de l'intolérable, même et surtout pour le tolérant !
Moralement : c'est la souffrance d'au-[215]trui, c'est l'injustice,
c'est l'oppression, quand on pourrait les empêcher ou les combattre
par un mal moindre. Politiquement : c'est tout ce qui menace
effectivement la liberté, la paix ou la survie d'une société (ce
qui suppose une évaluation, toujours incertaine, des risques), donc
aussi tout ce qui menace la tolérance, dès lors que cette menace
n'est pas simplement l'expression d'une position idéologique
(laquelle pourrait être tolérée), mais bien d'un danger réel
(lequel doit être combattu, et par la force s'il le faut). Cela
laisse place à la casuistique, dans le meilleur des cas, et à la
mauvaise foi, dans le pire(8)
cela laisse place à la démocratie, à ses incertitudes et à
ses risques, qui valent mieux pourtant que le confort et les
certitudes d'un totalitarisme.
Qu'est-ce que
le totalitarisme ? C'est le pouvoir total (d'un parti ou de l'Etat)
sur le tout (d'une société). Mais si le totalitarisme se distingue
de la simple dictature ou de l'absolutisme, c'est surtout par sa
dimension idéologique. Le totalitarisme n'est jamais le seul
pouvoir d'un homne ou d'un groupe : c'est aussi, et peut-être
d'abord, le pouvoir d'une doctrine, d'une idéologie (souvent à prétention
scientifique), d'une « vérité », ou prétendue telle. A chaque
type de gouvernement son principe, disait Montesquieu : comme une
monarchie fonctionne à l'honneur, une république à la vertu et un
despotisme à la crainte, le totalitarisme, ajoute Hannah Arendt,
fonctionne à l'idéologie ou (vu de l'intérieur) à la « vérité
»(9)
. C'est en
quoi tout totalitarisme est intolérant : parce que la vérité ne
se discute pas, ne se vote pas, et n'a que faire des préférences
ou des opinions de chacun. C'est comme une tyrannie du vrai. Et
c'est en quoi aussi toute [216] intolérance tend au totalitarisme
ou, en matière religieuse, à l'intégrisme : on ne peut prétendre
imposer son point de vue qu'au nom de sa vérité supposée, ou plutôt
c'est à cette condition seulement que cette imposition peut se prétendre
légitime. Une dictature qui s'impose par la force est un despotisme
; si elle s'impose par l'idéologie, un totalitarisme. On comprend
que la plupart des totalitarismes seront aussi des despotismes (il
faut bien que la force, en cas de besoin, vienne au secours de l'Idée...),
et que, dans nos sociétés modernes, qui sont des sociétés de
communication, la plupart des despotismes tendront au totalitarisme
(il faut bien que l'Idée donne raison à la force). Endoctrinement
et système policier vont de pair. Toujours est-il que la question
de la tolérance, qui ne fut pendant longtemps qu'une question
religieuse, tend à envahir le tout de la vie sociale, ou plutôt,
car c'est bien sûr l'inverse qu'il faut dire, voici que le
sectarisme, de religieux qu'il fut d'abord, devient au vingtième siècle
omniprésent et multiforme, sous la domination cette fois de la
politique bien davantage que de la religion : de là le terrorisme,
quand le sectarisme est dans l'opposition, ou le totalitarisme,
quand il est au pouvoir. De cette histoire, qui fut la nôtre, nous
sortirons peut-être. Ce dont nous ne sortirons pas, en revanche,
c'est de l'intolérance, c'est du fanatisme, c'est du dogmatisme.
Ils renaissent toujours, à chaque « vérité » nouvelle.
Qu'est-ce que la tolérance ? Alain répondait : « Un genre de
sagesse qui surmonte le fanatisme, ce redoutable amour de la vérité.
»(10)
Faut-il alors
cesser d'aimer le vrai ? Ce serait faire un beau cadeau au
totalitarisme, et s'interdire presque de le combattre ! « Le sujet
idéal du règne totalitaire, remarquait Hannah Arendt, n'est ni le
nazi convaincu, ni le communiste convaincu, mais l'homme pour qui la
distinction entre fait et[217]
fiction (i.e.
la réalité de l'expérience) et la distinction entre vrai et
faux (i.e. les normes de la pensée) n'existent plus. »(11)
La sophistique fait le jeu du totalitarisme : si rien n'est vrai,
qu'opposer à ses mensonges ? s'il n'y a pas de faits, comment lui
reprocher de les masquer, de les déformer, et qu'opposer à sa
propagande ? Car le totalitarisme, s'il prétend à la vérité, ne
peut s'empêcher, à chaque fois que la vérité déçoit son
attente, d'en inventer une autre, plus docile. Je ne m'y attarde pas
: ces faits sont bien connus. Le totalitarisme commence en
dogmatisme (il prétend que la vérité lui donne raison et justifie
son pouvoir) et finit en sophistique (il appelle « vérité » ce
qui justifie son pouvoir en lui donnant raison)... D'abord la «
science », puis le bourrage de crâne. Qu'il s'agisse de fausses vérités
ou de fausses sciences (ainsi le biolo-gisme nazi ou l'historicisme
stalinien), c'est assez clair, mais l'essentiel au fond n'est pas là.
Un régime qui s'appuierait sur une science véritable imaginons
par exemple une tyrannie des médecins n'en serait pas moins
totalitaire dès lors qu'il prétendrait gouverner au nom de ses vérités
: parce que la vérité ne gouverne jamais, ni ne dit ce qu'il faut
faire, ni ce qu'il faut interdire. La vérité n'obéit pas, ai-je
rappelé après Alain, et c'est par quoi elle est libre. Mais pas
davantage elle ne commande, et c'est par quoi nous le sommes. Il est
vrai que nous mourrons : cela ne condamne pas la vie, ni ne justi
fie
l'assassinat. Il est vrai que nous mentons, que nous sommes égoïstes,
infidèles, ingrats... Cela ne nous excuse pas, ni ne donne tort à
ceux, parfois, qui sont fidèles, généreux ou reconnaissants.
Disjonction des ordres : le vrai n'est pas le bien ; le bien n'est
pas le vrai. La connaissance ne saurait donc tenir lieu de volonté,
ni pour les peuples (aucune science, même vraie, ne saurait
remplacer la démocratie), ni pour les individus (aucune science, même
vraie, ne saurait tenir lieu de morale)(12).
C'est où le totalitarisme échoue, au moins théoriquement : parce
que la vérité, contrairement à ce qu'il prétend, ne saurait lui
donner raison ni justifier son pouvoir. Il est vrai pourtant qu'une
vérité ne se vote pas ; mais pas davantage elle ne gouverne : tout
gouvernement peut donc être soumis à un vote, et le doit.
Loin qu'il
faille, pour être tolérant, renoncer à aimer la vérité, c'est
au contraire cet amour même mais désillusionné qui nous
fournit nos principales raisons de l'être. La première de ces
raisons, c'est qu'aimer la vérité, surtout dans ces domaines,
c'est aussi reconnaître qu'on ne la connaît jamais absolument ni
en toute certitude. Le problème de la tolérance, on l'a vu, ne se
pose que dans les questions d'opinion. Or, qu'est-ce qu'une opinion,
sinon une croyance incertaine ou, en tout cas, sans autre certitude
que subjective? Le catholique peut bien, subjectivement, être
certain de la vérité du catholicisme. Mais s'il est
intellectuellement honnête (s'il aime la vérité plus que la
certitude), il doit reconnaître qu'il est incapable d'en convaincre
un protestant, un athée ou un musulman, même cultivés,
intelligents et de bonne foi. Chacun, aussi convaincu qu'il puisse
être d'avoir raison, doit donc admettre qu'il est hors d'état de
le prouver, et dès lors sur le même plan que tel ou tel de ses
adversaires, tout aussi convaincus que lui et tout aussi incapables
de le convaincre... La tolérance, comme force pratique (comme
vertu), se fonde ainsi sur notre faiblesse théorique, c'est-à-dire
sur l'incapacité où nous sommes d'atteindre l'absolu. C'est ce
qu'avaient vu Montaigne, Bayle, Voltaire : « C'est mettre ses
conjectures à bien haut prix, disait le premier, que d'en faire
cuire un homme tout vif » ; « l'évidence est une qualité
relative », disait le second ; et le troisième, comme en point
d'orgue : « Qu'est-ce que la tolérance '? C'est l'apanage de
l'humanité. Nous sommes[219]tous pétris de faiblesses et d'erreurs
; pardonnons-nous réciproquement nos sottises, c'est la première
loi de la nature. »(13)
C'est où la tolérance touche à l'humilité, ou plutôt en découle,
comme celle-ci de la bonne foi : aimer la vérité jusqu'au bout,
c'est accepter aussi le doute à quoi, pour l'homme, elle aboutit.
Voltaire encore : « Nous devons nous tolérer mutuellement, parce
que nous sommes tous faibles, inconséquents, sujets à la mutabilité,
à l'erreur. Un roseau couché par le vent dans la fange dira-t-il
au roseau voisin couché dans un sens contraire : "Rampe à ma
façon, misérable, ou je présenterai requête pour qu'on t'arrache
et qu'on te brûle" ? »(14)
Humilité et miséricorde vont ensemble, et cet ensemble, quant à
la pensée, mène à la tolérance.
La seconde
raison tient davantage à la politique qu'à la morale, et aux
limites de l'Etat plutôt qu'à celles de la connaissance. Quand
bien même il aurait accès à l'absolu, le souverain serait hors d'état
de l'imposer à quiconque : parce qu'on ne saurait forcer un
individu à penser autrement qu'il ne pense, ni à croire vrai ce
qui lui paraît faux. C'est ce qu'avaient vu Spinoza et Locke(15),
et que confirme, au XX' siècle, l'histoire des différents
totalitarismes. On peut empêcher un individu d'exprimer ce qu'il
croit, mais non de le penser. Ou bien il faut supprimer la pensée
elle-même, et[220]affaiblir d'autant l'Etat... Il n'y a pas
d'intelligence sans liberté du jugement, ni de société prospère
sans intelligence. Il faut donc, pour un Etat totalitaire, se résigner
à la bêtise ou à la dissidence, à la pauvreté ou à la
critique... L'histoire récente des pays de l'Est montre que ces écueils,
entre lesquels il peut certes naviguer longtemps, vouent pourtant le
totalitarisme à un naufrage aussi imprévisible, dans ses formes,
que difficile, à plus ou moins long terme, à éviter... L'intolérance
rend bête, comme la bêtise rend intolérant. C'est une chance pour
nos démocraties, qui explique peut-être une partie de leur force,
qui en a surpris plus d'un, ou la faiblesse finalement des Etats
totalitaires. Ni l'une ni l'autre n'auraient surpris Spinoza, qui
faisait, du totalitarisme, cette description anticipée : « Posons,
écrivait-il, que cette liberté [du jugement] peut être comprimée
et qu'il est possible de tenir les hommes dans une dépendance telle
qu'ils n'osent pas proférer une parole, sinon par la prescription
du souverain ; encore n'obtiendra-t-il jamais qu'ils n'aient de pensées
que celles qu'il aura voulu ; et ainsi, par une conséquence nécessaire,
les hommes ne cesseraient d'avoir des opinions en désaccord avec
leur langage, et la bonne foi, cette première nécessité de l'Etat,
se corromprait ; l'encouragement donné à la détestable adulation
et à la perfidie amènerait le règne de la fourberie et la
corruption de toutes les relations sociales... »(16)
Bref, l'intolérance de l'Etat (donc aussi ce que nous appelons,
nous, le totalitarisme) ne peut à terme que l'affaiblir, par
l'affaiblissement du lien social et de la conscience de chacun. Dans
un régime tolérant, au contraire, la force de l'Etat fait la
liberté de ses membres, comme leur liberté fait sa force : « Ce
qu'exige avant tout la sécurité de l'Etat », conclut Spinoza,
c'est bien sûr que chacun soumette son action aux lois du souverain
(du peuple, donc, dans une [221]démocratie), mais aussi « que pour
le reste il soit accordé à chacun de penser ce qu'il veut et de
dire ce qu'il pense »(17).
Qu'est-ce autre que la laïcité ? Et qu'est-ce que la laïcité,
sinon la tolérance instituée ?
La troisième
raison, c'est celle que j'ai évoquée d'abord ; mais elle est peut-être,
dans notre univers spirituel, la plus récente comme la moins communément
acceptée : il s'agit du divorce (ou, disons, de l'indépendance réciproque)
entre la vérité et la valeur, entre le vrai et le bien. Si c'est
la vérité qui commande, comme le croient Platon, Staline ou
Jean-Paul II, il n'est d'autre vertu que de s'y soumettre. Et
puisque la vérité est la même pour tous, tous doivent se
soumettre également aux mêmes valeurs, aux mêmes règles, aux mêmes
impératifs : une même vérité pour tous, donc une même morale,
une même politique, une même religion pour tous ! Hors de la vérité,
point de salut, et hors de l'Eglise ou du Parti, point de vérité...
Le dogmatisme pratique, qui pense la valeur comme une vérité,
aboutit ainsi à la bonne conscience, à la suffisance, au rejet ou
au mépris de l'autre à l'intolérance. Tous ceux qui ne se
soumettent pas à « la vérité sur le bien et sur le mal moral »,
écrit par exemple Jean-Paul II, « vérité établie par la
"Loi divine", norme universelle et objective de la
moralité »(18),
tous ceux-là, donc, vivent dans le péché, et s'il faut certes les
plaindre et les aimer, on ne saurait reconnaître leur droit à en
juger autrement : ce serait tomber dans le subjectivisme, le
relativisme ou le scepticisme(19),
et oublier par là « qu'il n'y a de liberté ni en dehors de la vérité
ni contre elle »(20).
Comme la vérité ne dépend pas de nous, la morale n'en dépend pas
davantage : « la vérité morale », comme dit Jean-Paul II(21),[222]
s'impose à
tous et ne saurait dépendre ni des cultures, ni de l'histoire, ni
d'une quelconque autonomie de l'homme ou de la raison(22).
Quelle vérité ? Bien sûr la « vérité révélée », telle que
l'Eglise, et elle seule, la transmet(23)
! Tous les couples catholiques qui utilisent pilules ou préservatifs
auront beau faire, tous les homosexuels auront beau faire, tous les
théologiens modernistes auront beau faire, cela n'y changera rien :
« Le fait que certains croyants agissent sans suivre les
enseignements du Magistère ou qu'ils considèrent à tort comme
moralement juste une conduite que leurs pasteurs ont déclarée
contraire à la Loi de Dieu, ne peut pas être un argument valable
pour réfuter la vérité des normes morales enseignées par l'Eglise.
»(24)
Et pas davantage ne saurait l'être la conscience individuelle ou
collective : « C'est la voix dessus-Christ, la voix de la vérité
sur le bien et le mal qu'on entend dans la réponse de l'Eglise. »(25)
La vérité s'impose à tous, donc aussi la religion (puisqu'elle
est la vraie religion), donc aussi la morale (puisque la
morale « est fondée sur la vérité ») (26).
C'est une philosophie de poupées russes : il faut obéir à la vérité,
donc à Dieu, donc à l'Eglise, donc au Pape... L'athéisme ou
l'apostasie, par exemple, sont des péchés mortels, c'est-à-dire
des péchés qui, sauf repentance, entraînent « la condamnation éternelle
»(27).
Voilà donc votre serviteur, sans parler de ses autres errements,
qui sont innombrables, déjà damné deux fois... C'est ce que
Jean-Paul II appelle « la certitude réconfortante de la foi chrétienne
»(28).
Veritatis terror !
Je ne veux pas
m'attarder sur cette encyclique, qui n'a [223]
guère
d'importance. Comme les circonstances historiques ôtent toute
plausibilité (au moins en Occident et à court ou moyen terme) à
je ne sais quel retour à l'inquisition ou à l'ordre moral, les
positions de l'Eglise, même intolérantes, doivent bien sûr être
tolérées. On a vu que seule la dangero-sité d'une attitude (et
non la tolérance ou l'intolérance dont elle fait preuve) devait déterminer
qu'on la tolère ou pas : heureuse époque que la nôtre, et heureux
pays, où même les Eglises ont cessé d'être dangereuses ! Le
temps n'est plus où ils pouvaient brûler Giordano Bruno,
supplicier Calas ou guillotiner (à dix-neuf ans !) le chevalier de
La Barre... Au reste, je n'ai pris cette encyclique que comme
exemple, pour montrer que le dogmatisme pratique mène toujours, fût-ce
sous une forme atténuée, à l'intolérance. Si les valeurs sont
vraies, si elles sont connues, on ne saurait ni les discuter ni les
choisir, et ceux qui ne partagent pas les nôtres ont donc tort :
aussi ne méritent-ils pas d'autre tolérance que celle qu'on peut
avoir, parfois, pour les ignorants ou pour les imbéciles. Mais
est-ce encore de la tolérance ?
Pour qui
reconnaît que valeur et vérité sont deux ordres différents
(celle-ci relevant de la connaissance, celle-là du désir), il y a
dans cette disjonction, au contraire, une raison supplémentaire d'être
tolérant : quand bien même nous aurions accès à une vérité
absolue, en effet, cela ne saurait obliger tout le monde à
respecter les mêmes valeurs, ni donc à vivre de la même façon.
La connaissance, qui porte sur l'être, ne dit rien sur le devoir-être
: la connaissance ne juge pas, la connaissance ne commande pas ! La
vérité s'impose à tous, certes, mais n'impose rien. Quand bien même
Dieu existerait, pourquoi faudrait-il l'approuver toujours ? Et quel
titre aurais-je, qu'il existe ou non, à imposer mon désir, ma
volonté ou mes valeurs à ceux qui ne les partagent pas ? Il faut
des lois communes ? Sans doute, mais dans les domaines seulement qui
nous sont communs ! Que m'importent les bizarreries érotiques de
tel ou tel, si elles sont pratiquées entre adultes consentants ?
Quant aux lois communes, si elles sont bien sûr nécessaires (pour
empêcher le pire, pour protéger les faibles...), c'est à la
politique et à la culture d'y veiller, lesquelles sont toujours
relatives, conflictuelles, évolutives, et non à je ne sais quelle
vérité absolue qui s'imposerait à nous et que nous pourrions légitimement,
dès lors, imposer à autrui. La vérité est la même pour tous,
mais le désir non, mais la volonté non. Cela ne veut pas dire que
nos désirs et nos volontés ne puissent jamais nous rapprocher : ce
serait bien surprenant, puisque nous avons même corps, pour
l'essentiel, même raison (la raison, si elle n'est pas le tout de
la morale, y joue bien sûr un rôle important) et, de plus en plus,
même culture... Cette rencontre des désirs, cette communion des
volontés, ce rapprochement des civilisations, quand ils ont lieu,
ne sont pas le résultat d'une connaissance ; ils sont un fait de
l'histoire, un fait du désir, un fait de civilisation. Que le
christianisme ait joué là un rôle majeur, c'est ce que chacun
sait, qui n'excuse pas l'Inquisition, certes, mais que l'Inquisition
ne saurait pas davantage effacer. « Aime, et fais ce que tu
veux... » Peut-on garder cette morale de l'amour sans le
dogmatisme de la Révélation ? Pourquoi non ? A-t-on besoin de
connaître absolument la vérité pour l'aimer ? A-t-on besoin d'un
Dieu pour aimer son prochain ? Veritatis amor, humanitatis amor...
Contre la splendeur de la vérité (pourquoi faudrait-il qu'elle
soit splendide P), contre la pesanteur des dogmes et des Eglises, la
douceur de la tolérance...
On peut se
demander, pour finir, si ce mot de tolérance est bien celui
qui convient : il y a en lui quelque chose de condescendant, voire
de méprisant, qui dérange. On se souvient de la boutade de Claudel
: « La tolérance ? Il y a des maisons pour ça ! » Cela en dit
long sur Claudel, et sur la tolérance. Tolérer les opinions
d'autrui, n'est-ce pas déjà les [225] considérer comme inférieures
ou fautives P On ne peut tolérer, en toute rigueur, que ce qu'on
aurait le droit d'empêcher : si les opinions sont libres, comme
elles doivent l'être, elles ne relèvent donc pas de la tolérance
! De là un nouveau paradoxe de la tolérance, qui semble en
invalider la notion. Si les libertés de croyance, d'opinion,
d'expression et de culte sont de droit, elles n'ont pas lieu d'être
tolérées, mais simplement respectées, protégées, célébrées.
Seule « l'insolence d'un culte dominateur », remarquait déjà
Condorcet, put « nommer tolérance, c'est-à-dire une permission
donnée par des hommes à d'autres hommes »(29),
ce qu'on aurait dû considérer plutôt comme le respect d'une
liberté commune. Cent ans plus tard, le Vocabulaire de
Lalande atteste encore, au début de ce siècle, de très nombreuses
réticences. Le respect de la liberté religieuse « est très mal
appelé tolérance, écrivait par exemple Renouvier, car il est
stricte justice et obligation entière ». Réticence aussi chez
Louis Prat : « Il ne faudrait pas dire tolérance, mais
respect ; sinon, la dignité morale est atteinte... Le mot de tolérance
implique trop souvent dans notre langue l'idée de politesse,
quelquefois de pitié, quelquefois d'indifférence ; il est peut-être
cause que l'idée du respect dû à la liberté loyale de penser est
faussée dans la plupart des esprits. » Réticence encore chez
Emile Boutroux : « Je n'aime pas ce mot de tolérance ; parlons
de respect, de sympathie, d'amour... »(30)
Toutes ces
remarques sont justifiées, mais n'ont rien pu contre l'usage.J'observe
d'ailleurs que l'adjectif respectueux, en français, n'évoque
guère le respect de la liberté d'autrui, ni même de sa dignité,
mais plutôt une espèce de déférence ou de considération qu'on
peut juger suspecte, bien [226]
souvent, et
qui n'aurait guère sa place dans un traité des vertus... ? Tolérant,
au contraire, s'est imposé, dans le langage courant aussi bien
que philosophique, pour désigner la vertu qui s'oppose au
fanatisme, au sectarisme, à l'autoritarisme, bref... à l'intolérance.
Cet usage ne me paraît pas sans raison : il reflète, dans la vertu
même qui la surmonte, l'intolérance de chacun. En toute rigueur,
disais-je, on ne peut tolérer que ce qu'on aurait le droit d'empêcher,
de condamner, d'interdire. Mais ce droit que nous n'avons
pas, nous avons le sentiment, presque toujours, de l'avoir.
N'avons-nous pas raison de penser ce que nous pensons ? Et si nous
avons raison, comment les autres n'auraient-ils pas tort ? Et
comment la vérité pour-rait-elle accepter sinon par tolérance
en effet l'existence ou la continuation de l'erreur ? Le
dogmatisme toujours renaît, qui n'est qu'un amour illusoire et égoïste
de la vérité. Aussi appelons-nous tolérance ce qui, si
nous étions plus lucides, plus généreux, plus justes, devrait
s'appeler respect, en effet, ou sympathie, ou amour... C'est donc le
mot qui convient, puisque l'amour fait défaut, puisque la sympathie
fait défaut, puisque le respect fait défaut. Ce mot de tolérance
ne nous gêne que parce que pour une fois ! il n'est pas
en avance, ou pas trop, sur ce que nous sommes. « Vertu mineure »,
disait Jankélévitch(31).
C'est qu'elle nous ressemble. « Tolérer n'est évidemment pas un
idéal, remarquait déjà Abauzit, ce n'est pas un maximum, c'est un
minimum. »(32)
Bien sûr, mais c'est mieux que rien ou que son contraire ! Que le
respect ou l'amour vaillent mieux, c'est entendu. Si le mot de tolérance
s'est pourtant imposé, c'est sans doute que d'amour ou de
respect chacun se sent trop peu capable, s'agissant de ses
adversaires or c'est vis-à-vis d'eux, d'abord, que joue la tolérance...
« En attendant le beau jour [227]où la tolérance deviendra
aimante, conclut Jankélévitch, nous dirons que la tolérance, la
prosaïque tolérance est ce qu'on peut faire de mieux ! La tolérance
si peu exaltant que soit ce mot est donc une solution passable
; en attendant mieux, c'est-à-dire en attendant que les hommes
puissent s'aimer, ou simplement se connaître et se comprendre,
estimons-nous heureux qu'ils commencent par se supporter. La tolérance
est donc un moment provisoire. »(33)
Que ce provisoire soit fait pour durer, c'est assez clair :
devrait-il cesser, qu'il faudrait craindre que la barbarie, plutôt
que l'amour, ne lui succède ! Petite vertu, elle aussi, la tolérance
joue peut-être, dans la vie collective, le même rôle que la
politesse, dans la vie interpersonnelle(34)
: ce n'est qu'un commencement, mais c'en est un.
Sans compter
qu'il faut parfois tolérer ce qu'on ne veut ni respecter ni aimer.
L'irrespect n'est pas toujours une faute, tant s'en faut, et
certaines haines sont bien proches d'être des vertus. Il y a de
l'intolérable, on l'a vu, qu'il faut combattre. Mais il y a aussi
du tolérable qui est pourtant méprisable et détestable. La tolérance
dit tout cela, ou du moins elle l'autorise. Cette petite vertu nous
convient : elle est à notre portée, ce qui n'est pas si fréquent,
et certains de nos adversaires, nous semble-t-il, ne méritent guère
davantage...
Comme la
simplicité est la vertu des sages et la sagesse des saints, la tolérance
est sagesse et vertu pour ceux nous tous qui ne sont ni l'un
ni l'autre.
Petite vertu,
mais nécessaire. Petite sagesse, mais accessible.
1. Ce qui ne
veut pas dire qu'elle est vraie, mais simplement qu'il doit être
possible, si elle est fausse, de le montrer (voir K. Popper, La
logique de la découverte scientifique, trad. franç., Payot,
1973) ; ni qu'elle n'est que, ou totalement, scientifique (voir K.
Popper, La quête inachevée, trad. franç., Presses Pocket,
rééd. 1989, chap. 37), mais simplement qu'une part en elle échappe
à l'opinion donc aussi à la tolérance.
2. 2.
Maximes et réflexions, 19.
3. . V. Jankélévitch,
Traité des vertus, II, 2, p. 92 de l'éd. Champs-Flammarion
(1986)
4. La société
ouverte et ses ennemis, trad. franç., Seuil, 1979, t. 1, n. 4
du chap. 7 (p. 222).
5. J. Rawls, Théorie
de la justice, II, 4, section 35, p. 256 de la trad. franç.,
Seuil, 1987.
6. Op.
cit., p. 93.
7. 7. Op.
cit, p. 222. Voir aussi le texte déjà cité de Rawls, spécialement
aux
p. 254-256.
8. Voir Jankélévitch,
op. cit., p. 93.
9.
Montesquieu, L'esprit des lois, III, 1-9 ; Hannah Arendt, Les
origines du totalitarisme, t. 3 ; Le système totalitaire, chap.
4 (« Idéologie et terreur : un nouveau type de régime »), p. 203
et s. de la trad. franç., Seuil, coll. « Points Politique »,
1972. Sur le cas particulier du stalinisme, voir aussi Le mythe
d'icare, chap. 2.
10. 10. Définitions,
Pléiade, Les arts et les dieux, p. 1095 (définition de
la tolérance).
11. . Op. cil., p. 224.
12. Sur tout
cela, que je ne peux ici qu'esquisser, voir Valeur et vérité j'études
cyniques), PUF, 1994.
13. 13.
Montaigne, Essais, III, 11, p. 1032 de l'éd. Villey-Saulnier
; Bayle, De la tolérance (Commentaire philosophique sur ces
paroles de Jésus-Christ << Contrains-les d'entrer »),
p. 189 de l'éd. Gros, Presses Pocket, 1992 ; Voltaire, Dictionnaire
philosophique, art. « Tolérance », p. 362-363 de l'éd.
Pomeau, G.-F., 1964 (voir aussi, du même auteur, le Traité sur
la tolérance, spécialement les chap. 21, 22 et 25, p. 132 et
s. de l'éd. Pomeau, G.-F., 1989). Cette idée reste bien sûr
parfaitement actuelle : voir K. Popper, Conjectures et réfutations,
p. 36-37 de la trad. franç., Payot, 1985.
14. Dictionnaire
philosophique, p. 368. Sur l'idée de tolérance au XVIII' siècle,
voir E. Cassirer, La philosophie des Lumières, IV, 2, p.
223-247 de la trad. franç. (Fayard, rééd. « Agora »,
1986).
15. Spinoza, 7
récité théologico-politique (surtout le chap. 20) ; Locke, Lettre
sur la tolérance (rééditée récemment, avec une longue et très
riche introduction de J.-f. Spitz, G.-F., 1992).
16. 7raité
théologico-politique, chap. 20, p. 332 de l'éd. Appuhn, rééd.
G.-F., 1965.
17. Ibid., p.
336 de l'éd. Appuhn.
18. Veritatis
splendor (la splendeur de la vérité), encyclique de Jean-Paul
II, trad. franç., Mame/Plon, 1993, p. 95 (c'est Jean-Paul II qui
souligne)
19. Voir par
ex., ibid., les p. 4, 133, 156, 163, 172.
20. Ibid., p.
150.
21. Voir par
ex., ibid., les p. 4, 133, 156, 163, 172.
23. Ibid., surtout
aux § 35-37 (contre l'autonomie) et 53 (contre le relativisme
culturel et historique).
24. Ibid., par
ex. aux ) 29, 37 et 109-117
25. Ibid., p.
172
26. Ibid., p.
180 (c'est Jean-Paul II qui souligne).
27. Ibid., p.
109 à 112.
28. Ibid., p.
182.
29. Esquisse
d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, VIII, p.
129 de l'éd. Prior, Vrin, 1970.
30. Toutes ces
citations sont extraites du toujours précieux Vocabulaire
technique et critique de la philosophie de Lalande, Bulletin
de la Société française de philosophie, 1902-1923, rééd. PUF,
1968, p. 1133-1136 (art. «
Tolérance »). On trouve des réticences du même type dans le
chapitre déjà cité de Jankélévitch (p. 86 et s.).
31. . Op.
cit., p. 86 et 94.
32. F. Abauzit,
dans la discussion de la Société française de philosophie, Vocabulaire
de Lalande, p. 1134. Même idée chez Jankélévitch, op.
cil., p. 87.
33. Op. cil., p. 101-102.
34. Cf. supra,
chap. 1, p. 15 et s. L'expression de « petite vertu », que
j'utilisais à propos de la politesse, est utilisée par Jankélévitch
à propos de la tolérance (op. cit., p. 86).