La tolérance

(André Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, P.U.F., Coll. Perspectives critiques, Paris, 1995. Extraits - chapitre 13)

C'est un sujet de dissertation qui fut proposé plusieurs fois au baccalauréat : « Juger qu'il y a de l'intolérable, est-ce toujours faire preuve d'intolérance ? » Ou bien, sous une forme différente : « Etre tolérant, est-ce tout tolérer ? » La réponse, dans les deux cas, est évidemment non, du moins si l'on veut que la tolérance soit une vertu. Celui qui tolérerait le viol, la torture, l'assassinat, faudrait-il le juger vertueux ? Qui verrait, dans cette tolérance du pire, une disposition estimable ? Mais si la réponse ne peut être que négative (ce qui, pour un sujet de dissertation, est plutôt une faiblesse), l'argumentation n'est pas sans poser un certain nombre de problèmes, qui sont de définitions et de limites, et qui peuvent occuper suffisamment nos lycéens, j'imagine, durant les quatre heures de l'épreuve... Une dissertation n'est pas un sondage d'opinion. Il faut répondre, certes, mais la réponse ne vaut que par les arguments qui la préparent et qui la justifient. Philosopher, c'est penser sans preuves (s'il y avait des preuves, ce ne serait plus de la philosophie), mais point penser n'importe quoi (penser n'importe quoi, d'ailleurs, ce ne serait plus penser), ni n'importe comment. La raison commande, comme dans les sciences, mais sans vérification ni réfutation possibles. Pourquoi ne pas se contenter, alors, des sciences ? Parce qu'on ne peut : elles ne répondent à aucune des questions essentielles que nous nous posons, ni même à celles qu'elles nous posent. La question « Faut-il faire des mathématiques ? » n'est pas susceptible d'une réponse mathématique. La question « Les sciences sont-elles vraies ? » n'est pas susceptible d'une réponse scientifique. Et pas davantage, cela va de soi, les questions portant sur le sens de la vie, l'existence de Dieu ou la valeur de nos valeurs... Or, comment y renoncer ? Il s'agit de penser aussi loin qu'on vit, donc le plus loin qu'on peut, donc plus loin qu'on ne sait. La métaphysique est la vérité de la philosophie, même en épistémologie, même en philosophie morale ou politique. Tout se tient, et nous tient. Une philosophie est un ensemble d'opinions raisonnables : la chose est plus difficile, et plus nécessaire, qu'on ne le croit.

On dira que je m'éloigne de mon sujet. C'est que je ne fais pas une dissertation. L'école ne peut durer toujours, et c'est tant mieux. Au reste il n'est pas sûr que, de la tolérance, je me sois tellement éloigné. Philosopher, disais-je, c'est penser sans preuves. C'est où aussi la tolérance intervient. Quand la vérité est connue avec certitude, la tolérance est sans objet. Le comptable qui se trompe dans ses calculs, on ne saurait tolérer qu'il refuse de les corriger. Ni le physicien, quand l'expérience lui donne tort. Le droit à l'erreur ne vaut qu'a parte ante ; une fois l'erreur démontrée, elle n'est plus un droit et n'en donne aucun : persévérer dans l'erreur, a parte post, n'est plus une erreur mais une faute. C'est pourquoi les mathématiciens n'ont que faire de la tolérance. Les démonstrations suffisent à leur paix. Quant à ceux qui voudraient empêcher les scientifiques de travailler ou de s'exprimer (ainsi l'Eglise, contre Galilée), ce n'est pas la tolérance d'abord qui leur fait défaut ; c'est l'intelligence, et c'est l'amour de la vérité. D'abord connaître. Le vrai prime et s'impose à tous, qui n'impose rien. Les scientifiques ont besoin, non de tolérance, mais de liberté.

Qu'il s'agisse de deux choses différentes, c'est ce que l'expérience suffit à attester. Aucun scientifique ne demandera, ni même n'accepterait, qu'on tolère ses erreurs, une fois [210] qu'elles sont connues, ni ses incompétences, dans la spécialité qui est la sienne, une fois qu'elles sont avérées. Mais aucun non plus n'accepterait qu'on lui dicte ce qu'il doit penser. Pas d'autre contrainte pour lui que l'expérience et la raison : pas d'autre contrainte que la vérité au moins possible, et c'est ce qu'on appelle la liberté de l'esprit. Quelle différence avec la tolérance ? C'est que celle-ci (la tolérance) n'intervient qu'à défaut de connaissance ; celle-là (la liberté de l'esprit) serait plutôt la connaissance même, en tant qu'elle nous libère de tout, et de nous-mêmes. La vérité n'obéit pas, disait Alain ; c'est en quoi elle est libre, quoique nécessaire (ou parce que nécessaire), et rend libre. « La Terre tourne autour du Soleil » : accepter ou pas cette proposition ne relève aucunement, d'un point de vue scientifique, de la tolérance. Une science n'avance qu'en corrigeant ses erreurs ; on ne saurait donc lui demander de les tolérer.

Le problème de la tolérance ne se pose que dans les questions d'opinion. C'est pourquoi il se pose si souvent, et presque toujours. Nous ignorons plus que nous ne savons, et tout ce que nous savons dépend, directement ou indirectement, de quelque chose que nous ignorons. Qui peut prouver absolument que la Terre existe ? Que le Soleil existe? Et quel sens y a-t-il, s'ils n'existent ni l'un ni l'autre, à affirmer que celle-là tourne autour de celui-ci ? La même proposition qui ne relève pas de la tolérance, d'un point de vue scientifique, peut en relever, d'un point de vue philosophique, moral ou religieux. Ainsi la théorie évolutionniste de Darwin : ceux qui demandent qu'on la tolère (ou, a fortiori, ceux qui demandent qu'on l'interdise) n'ont pas compris en quoi elle est scientifique(1) ; mais [211] ceux qui voudraient l'imposer autoritairement comme vérité absolue de l'homme et de sa genèse feraient bien preuve, pourtant, d'intolérance. La Bible n'est ni démontrable ni réfutable : il faut donc y croire, ou tolérer qu'on y croie.

C'est où l'on retrouve notre problème. S'il faut tolérer la Bible, pourquoi pas Mein Kampf ? Et si l'on tolère Mein Kampf, pourquoi pas le racisme, la torture, les camps ~

Une telle tolérance universelle serait bien sûr moralement condamnable : parce qu'elle oublierait les victimes, parce qu'elle les abandonnerait à leur sort, parce qu'elle laisserait se perpétuer leur martyre. Tolérer, c'est accepter ce qu'on pourrait condamner, c'est laisser faire ce qu'on pourrait empêcher ou combattre. C'est donc renoncer à une part de son pouvoir, de sa force, de sa colère... Ainsi tolère-t-on les caprices d'un enfant ou les positions d'un adversaire. Mais ce n'est vertueux que pour autant qu'on prenne sur soi, comme on dit, qu'on surmonte pour cela son propre intérêt, sa propre souffrance, sa propre impatience. La tolérance ne vaut que contre soi, et pour autrui. Il n'y a pas tolérance quand on n'a rien à perdre, encore moins quand on a tout à gagner à supporter, c'est-à-dire à ne rien faire. « Nous avons tous assez de force, disait La Rochefoucauld, pour supporter les maux d'autrui. »(2) Peut-être, mais nul n'y verrait tolérance. Sarajevo était, dit-on, ville de tolérance ; l'abandonner aujourd'hui (décembre 1993) à son destin de ville assiégée, de ville affamée, de ville massacrée, ne serait pour l'Europe que lâcheté. Tolérer, c'est prendre sur soi : la tolérance qui prend sur autrui n'en est plus une. Tolérer la souffrance des autres, tolérer l'injustice dont on n'est pas soi-même victime, tolérer l'horreur qui nous épargne, ce n'est plus de la tolérance : c'est de l'égoïsme, c'est de l'indifférence, ou pire. Tolérer Hitler, c'était se faire son complice, au moins par [212]omission, par abandon, et cette tolérance était déjà de la collaboration. Plutôt la haine, plutôt la fureur, plutôt la violence, que cette passivité devant l'horreur, que cette acceptation honteuse du pire ! Une tolérance universelle serait tolérance de l'atroce : atroce tolérance !

Mais cette tolérance universelle serait aussi contradictoire, du moins en pratique, et pour cela non seulement moralement condamnable, comme on vient de le voir, mais politiquement condamnée. C'est ce qu'ont montré, dans des problématiques différentes, Karl Popper et Vladimir Janké-lévitch. Poussée à la limite, la tolérance « finirait par se nier elle-même »(3), puisqu'elle laisserait les mains libres à ceux qui veulent la supprimer. La tolérance ne vaut donc que dans certaines limites, qui sont celles de sa propre sauvegarde et de la préservation de ses conditions de possibilité. C'est ce que Karl Popper appelle « le paradoxe de la tolérance » : « Si l'on est d'une tolérance absolue, même envers les intolérants, et qu'on ne défende pas la société tolérante contre leurs assauts, les tolérants seront anéantis, et avec eux la tolérance. »(4) Cela ne vaut que tant que l'humanité est ce qu'elle est, conflictuelle, passionnelle, déchirée, mais c'est pourquoi cela vaut. Une société où une tolérance universelle serait possible ne serait plus humaine, et d'ailleurs n'aurait plus besoin de tolérance.

Au contraire de l'amour ou de la générosité, qui n'ont pas de limites intrinsèques ni d'autre finitude que la nôtre, la tolérance est donc essentiellement limitée : une tolérance infinie serait la fin de la tolérance ! Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ? Ce n'est pas si simple. Une vertu ne saurait se cantonner dans l'intersubjectivité vertueuse : celui qui [213] n'est juste qu'avec les justes, généreux qu'avec les généreux, miséricordieux qu'avec les miséricordieux, etc., n'est ni juste ni généreux ni miséricordieux. Pas davantage n'est tolérant celui qui ne l'est qu'avec les tolérants. Si la tolérance est une vertu, comme je le crois et comme on l'accorde ordinairement, elle vaut donc par elle-même, y compris vis-à-vis de ceux qui ne la pratiquent pas. La morale n'est ni un marché ni un miroir. Il est vrai, certes, que les intolérants n'auraient aucun titre à se plaindre qu'on soit intolérant à leur égard. Mais où a-t-on vu qu'une vertu dépend du point de vue de ceux qui en manquent ? Le juste doit être guidé « par les principes de la justice, et non par le fait que l'injuste ne peut se plaindre »(5). De même le tolérant, par les principes de la tolérance. S'il ne faut pas tout tolérer, puisque ce serait vouer la tolérance à sa perte, on ne saurait non plus renoncer à toute tolérance vis-à-vis de ceux qui ne la respectent pas. Une démocratie qui interdirait tous les partis non démocratiques serait trop peu démocratique, tout comme une démocratie qui leur laisserait faire tout et n'importe quoi le serait trop, ou plutôt trop mal, et par là condamnée : puisqu'elle renoncerait à défendre le droit par la force, quand il le faut, et la liberté par la contrainte. Le critère n'est pas moral, ici, mais politique. Ce qui doit déterminer la tolérabilité de tel ou tel individu, de tel ou tel groupe ou comportement, n'est pas la tolérance dont ils font preuve (car alors il eût fallu interdire tous les groupes extrémistes de notre jeunesse, et leur donner raison par là), mais leur dangerosité effective : une action intolérante, un groupe intolérant, etc., doivent être interdits si, et seulement si, ils menacent effectivement la liberté ou, en général, les conditions de possibilité de la tolérance. Dans une République forte et stable, une manifestation contre la démocratie, contre la tolérance ou contre la [214]liberté ne suffit pas à les mettre en péril : il n'y a donc pas lieu de l'interdire, et ce serait manquer de tolérance que de le vouloir. Mais que les institutions soient fragilisées, que la guerre civile menace ou ait commencé, que des groupes factieux menacent de prendre le pouvoir, et la même manifestation peut devenir un danger véritable : il peut alors être nécessaire de l'interdire, de l'empêcher, même par la force, et ce serait manquer de fermeté ou de prudence que de renoncer à l'envisager. Bref, cela dépend des cas, et cette « casuistique de la tolérance », comme dit Jankélévitch(6), est l'un des problèmes majeurs de nos démocraties. Après avoir évoqué le paradoxe de la tolérance, qui fait qu'on l'affaiblit à force de vouloir l'étendre à l'infini, Karl Popper ajoute ceci :

« Je ne veux pas dire par là qu'il faille toujours empêcher l'expression de théories intolérantes. Tant qu'il est possible de les contrer par des arguments logiques et de les contenir avec l'aide de l'opinion publique, on aurait tort de les interdire. Mais il faut revendiquer le droit de le faire, même par la force si cela devient nécessaire, car il se peut fort bien que les tenants de ces théories se refusent à toute discussion logique et ne répondent aux arguments que par la violence. Il faudrait alors considérer que, ce faisant, ils se placent hors la loi et que l'incitation à l'intolérance est criminelle au même titre que l'incitation au meurtre, par exemple. »(7)

Démocratie n'est pas faiblesse. Tolérance n'est pas passivité.

Moralement condamnable et politiquement condamnée, une tolérance universelle ne serait donc ni vertueuse ni viable. Ou pour le dire autrement : il y a bien de l'intolérable, même et surtout pour le tolérant ! Moralement : c'est la souffrance d'au-[215]trui, c'est l'injustice, c'est l'oppression, quand on pourrait les empêcher ou les combattre par un mal moindre. Politiquement : c'est tout ce qui menace effectivement la liberté, la paix ou la survie d'une société (ce qui suppose une évaluation, toujours incertaine, des risques), donc aussi tout ce qui menace la tolérance, dès lors que cette menace n'est pas simplement l'expression d'une position idéologique (laquelle pourrait être tolérée), mais bien d'un danger réel (lequel doit être combattu, et par la force s'il le faut). Cela laisse place à la casuistique, dans le meilleur des cas, et à la mauvaise foi, dans le pire(8) ­ cela laisse place à la démocratie, à ses incertitudes et à ses risques, qui valent mieux pourtant que le confort et les certitudes d'un totalitarisme.

Qu'est-ce que le totalitarisme ? C'est le pouvoir total (d'un parti ou de l'Etat) sur le tout (d'une société). Mais si le totalitarisme se distingue de la simple dictature ou de l'absolutisme, c'est surtout par sa dimension idéologique. Le totalitarisme n'est jamais le seul pouvoir d'un homne ou d'un groupe : c'est aussi, et peut-être d'abord, le pouvoir d'une doctrine, d'une idéologie (souvent à prétention scientifique), d'une « vérité », ou prétendue telle. A chaque type de gouvernement son principe, disait Montesquieu : comme une monarchie fonctionne à l'honneur, une république à la vertu et un despotisme à la crainte, le totalitarisme, ajoute Hannah Arendt, fonctionne à l'idéologie ou (vu de l'intérieur) à la « vérité »(9)

. C'est en quoi tout totalitarisme est intolérant : parce que la vérité ne se discute pas, ne se vote pas, et n'a que faire des préférences ou des opinions de chacun. C'est comme une tyrannie du vrai. Et c'est en quoi aussi toute [216] intolérance tend au totalitarisme ou, en matière religieuse, à l'intégrisme : on ne peut prétendre imposer son point de vue qu'au nom de sa vérité supposée, ou plutôt c'est à cette condition seulement que cette imposition peut se prétendre légitime. Une dictature qui s'impose par la force est un despotisme ; si elle s'impose par l'idéologie, un totalitarisme. On comprend que la plupart des totalitarismes seront aussi des despotismes (il faut bien que la force, en cas de besoin, vienne au secours de l'Idée...), et que, dans nos sociétés modernes, qui sont des sociétés de communication, la plupart des despotismes tendront au totalitarisme (il faut bien que l'Idée donne raison à la force). Endoctrinement et système policier vont de pair. Toujours est-il que la question de la tolérance, qui ne fut pendant longtemps qu'une question religieuse, tend à envahir le tout de la vie sociale, ou plutôt, car c'est bien sûr l'inverse qu'il faut dire, voici que le sectarisme, de religieux qu'il fut d'abord, devient au vingtième siècle omniprésent et multiforme, sous la domination cette fois de la politique bien davantage que de la religion : de là le terrorisme, quand le sectarisme est dans l'opposition, ou le totalitarisme, quand il est au pouvoir. De cette histoire, qui fut la nôtre, nous sortirons peut-être. Ce dont nous ne sortirons pas, en revanche, c'est de l'intolérance, c'est du fanatisme, c'est du dogmatisme. Ils renaissent toujours, à chaque « vérité » nouvelle. Qu'est-ce que la tolérance ? Alain répondait : « Un genre de sagesse qui surmonte le fanatisme, ce redoutable amour de la vérité. »(10)

Faut-il alors cesser d'aimer le vrai ? Ce serait faire un beau cadeau au totalitarisme, et s'interdire presque de le combattre ! « Le sujet idéal du règne totalitaire, remarquait Hannah Arendt, n'est ni le nazi convaincu, ni le communiste convaincu, mais l'homme pour qui la distinction entre fait et[217]

fiction (i.e. la réalité de l'expérience) et la distinction entre vrai et faux (i.e. les normes de la pensée) n'existent plus. »(11) La sophistique fait le jeu du totalitarisme : si rien n'est vrai, qu'opposer à ses mensonges ? s'il n'y a pas de faits, comment lui reprocher de les masquer, de les déformer, et qu'opposer à sa propagande ? Car le totalitarisme, s'il prétend à la vérité, ne peut s'empêcher, à chaque fois que la vérité déçoit son attente, d'en inventer une autre, plus docile. Je ne m'y attarde pas : ces faits sont bien connus. Le totalitarisme commence en dogmatisme (il prétend que la vérité lui donne raison et justifie son pouvoir) et finit en sophistique (il appelle « vérité » ce qui justifie son pouvoir en lui donnant raison)... D'abord la « science », puis le bourrage de crâne. Qu'il s'agisse de fausses vérités ou de fausses sciences (ainsi le biolo-gisme nazi ou l'historicisme stalinien), c'est assez clair, mais l'essentiel au fond n'est pas là. Un régime qui s'appuierait sur une science véritable ­ imaginons par exemple une tyrannie des médecins ­ n'en serait pas moins totalitaire dès lors qu'il prétendrait gouverner au nom de ses vérités : parce que la vérité ne gouverne jamais, ni ne dit ce qu'il faut faire, ni ce qu'il faut interdire. La vérité n'obéit pas, ai-je rappelé après Alain, et c'est par quoi elle est libre. Mais pas davantage elle ne commande, et c'est par quoi nous le sommes. Il est vrai que nous mourrons : cela ne condamne pas la vie, ni ne justi

fie l'assassinat. Il est vrai que nous mentons, que nous sommes égoïstes, infidèles, ingrats... Cela ne nous excuse pas, ni ne donne tort à ceux, parfois, qui sont fidèles, généreux ou reconnaissants. Disjonction des ordres : le vrai n'est pas le bien ; le bien n'est pas le vrai. La connaissance ne saurait donc tenir lieu de volonté, ni pour les peuples (aucune science, même vraie, ne saurait remplacer la démocratie), ni pour les individus (aucune science, même vraie, ne saurait tenir lieu de morale)(12). C'est où le totalitarisme échoue, au moins théoriquement : parce que la vérité, contrairement à ce qu'il prétend, ne saurait lui donner raison ni justifier son pouvoir. Il est vrai pourtant qu'une vérité ne se vote pas ; mais pas davantage elle ne gouverne : tout gouvernement peut donc être soumis à un vote, et le doit.

Loin qu'il faille, pour être tolérant, renoncer à aimer la vérité, c'est au contraire cet amour même ­ mais désillusionné ­ qui nous fournit nos principales raisons de l'être. La première de ces raisons, c'est qu'aimer la vérité, surtout dans ces domaines, c'est aussi reconnaître qu'on ne la connaît jamais absolument ni en toute certitude. Le problème de la tolérance, on l'a vu, ne se pose que dans les questions d'opinion. Or, qu'est-ce qu'une opinion, sinon une croyance incertaine ou, en tout cas, sans autre certitude que subjective? Le catholique peut bien, subjectivement, être certain de la vérité du catholicisme. Mais s'il est intellectuellement honnête (s'il aime la vérité plus que la certitude), il doit reconnaître qu'il est incapable d'en convaincre un protestant, un athée ou un musulman, même cultivés, intelligents et de bonne foi. Chacun, aussi convaincu qu'il puisse être d'avoir raison, doit donc admettre qu'il est hors d'état de le prouver, et dès lors sur le même plan que tel ou tel de ses adversaires, tout aussi convaincus que lui et tout aussi incapables de le convaincre... La tolérance, comme force pratique (comme vertu), se fonde ainsi sur notre faiblesse théorique, c'est-à-dire sur l'incapacité où nous sommes d'atteindre l'absolu. C'est ce qu'avaient vu Montaigne, Bayle, Voltaire : « C'est mettre ses conjectures à bien haut prix, disait le premier, que d'en faire cuire un homme tout vif » ; « l'évidence est une qualité relative », disait le second ; et le troisième, comme en point d'orgue : « Qu'est-ce que la tolérance '? C'est l'apanage de l'humanité. Nous sommes[219]tous pétris de faiblesses et d'erreurs ; pardonnons-nous réciproquement nos sottises, c'est la première loi de la nature. »(13) C'est où la tolérance touche à l'humilité, ou plutôt en découle, comme celle-ci de la bonne foi : aimer la vérité jusqu'au bout, c'est accepter aussi le doute à quoi, pour l'homme, elle aboutit. Voltaire encore : « Nous devons nous tolérer mutuellement, parce que nous sommes tous faibles, inconséquents, sujets à la mutabilité, à l'erreur. Un roseau couché par le vent dans la fange dira-t-il au roseau voisin couché dans un sens contraire : "Rampe à ma façon, misérable, ou je présenterai requête pour qu'on t'arrache et qu'on te brûle" ? »(14) Humilité et miséricorde vont ensemble, et cet ensemble, quant à la pensée, mène à la tolérance.

La seconde raison tient davantage à la politique qu'à la morale, et aux limites de l'Etat plutôt qu'à celles de la connaissance. Quand bien même il aurait accès à l'absolu, le souverain serait hors d'état de l'imposer à quiconque : parce qu'on ne saurait forcer un individu à penser autrement qu'il ne pense, ni à croire vrai ce qui lui paraît faux. C'est ce qu'avaient vu Spinoza et Locke(15), et que confirme, au XX' siècle, l'histoire des différents totalitarismes. On peut empêcher un individu d'exprimer ce qu'il croit, mais non de le penser. Ou bien il faut supprimer la pensée elle-même, et[220]affaiblir d'autant l'Etat... Il n'y a pas d'intelligence sans liberté du jugement, ni de société prospère sans intelligence. Il faut donc, pour un Etat totalitaire, se résigner à la bêtise ou à la dissidence, à la pauvreté ou à la critique... L'histoire récente des pays de l'Est montre que ces écueils, entre lesquels il peut certes naviguer longtemps, vouent pourtant le totalitarisme à un naufrage aussi imprévisible, dans ses formes, que difficile, à plus ou moins long terme, à éviter... L'intolérance rend bête, comme la bêtise rend intolérant. C'est une chance pour nos démocraties, qui explique peut-être une partie de leur force, qui en a surpris plus d'un, ou la faiblesse finalement des Etats totalitaires. Ni l'une ni l'autre n'auraient surpris Spinoza, qui faisait, du totalitarisme, cette description anticipée : « Posons, écrivait-il, que cette liberté [du jugement] peut être comprimée et qu'il est possible de tenir les hommes dans une dépendance telle qu'ils n'osent pas proférer une parole, sinon par la prescription du souverain ; encore n'obtiendra-t-il jamais qu'ils n'aient de pensées que celles qu'il aura voulu ; et ainsi, par une conséquence nécessaire, les hommes ne cesseraient d'avoir des opinions en désaccord avec leur langage, et la bonne foi, cette première nécessité de l'Etat, se corromprait ; l'encouragement donné à la détestable adulation et à la perfidie amènerait le règne de la fourberie et la corruption de toutes les relations sociales... »(16) Bref, l'intolérance de l'Etat (donc aussi ce que nous appelons, nous, le totalitarisme) ne peut à terme que l'affaiblir, par l'affaiblissement du lien social et de la conscience de chacun. Dans un régime tolérant, au contraire, la force de l'Etat fait la liberté de ses membres, comme leur liberté fait sa force : « Ce qu'exige avant tout la sécurité de l'Etat », conclut Spinoza, c'est bien sûr que chacun soumette son action aux lois du souverain (du peuple, donc, dans une [221]démocratie), mais aussi « que pour le reste il soit accordé à chacun de penser ce qu'il veut et de dire ce qu'il pense »(17). Qu'est-ce autre que la laïcité ? Et qu'est-ce que la laïcité, sinon la tolérance instituée ?

La troisième raison, c'est celle que j'ai évoquée d'abord ; mais elle est peut-être, dans notre univers spirituel, la plus récente comme la moins communément acceptée : il s'agit du divorce (ou, disons, de l'indépendance réciproque) entre la vérité et la valeur, entre le vrai et le bien. Si c'est la vérité qui commande, comme le croient Platon, Staline ou Jean-Paul II, il n'est d'autre vertu que de s'y soumettre. Et puisque la vérité est la même pour tous, tous doivent se soumettre également aux mêmes valeurs, aux mêmes règles, aux mêmes impératifs : une même vérité pour tous, donc une même morale, une même politique, une même religion pour tous ! Hors de la vérité, point de salut, et hors de l'Eglise ou du Parti, point de vérité... Le dogmatisme pratique, qui pense la valeur comme une vérité, aboutit ainsi à la bonne conscience, à la suffisance, au rejet ou au mépris de l'autre ­ à l'intolérance. Tous ceux qui ne se soumettent pas à « la vérité sur le bien et sur le mal moral », écrit par exemple Jean-Paul II, « vérité établie par la "Loi divine", norme universelle et objective de la moralité »(18), tous ceux-là, donc, vivent dans le péché, et s'il faut certes les plaindre et les aimer, on ne saurait reconnaître leur droit à en juger autrement : ce serait tomber dans le subjectivisme, le relativisme ou le scepticisme(19), et oublier par là « qu'il n'y a de liberté ni en dehors de la vérité ni contre elle »(20). Comme la vérité ne dépend pas de nous, la morale n'en dépend pas davantage : « la vérité morale », comme dit Jean-Paul II(21),[222]

s'impose à tous et ne saurait dépendre ni des cultures, ni de l'histoire, ni d'une quelconque autonomie de l'homme ou de la raison(22). Quelle vérité ? Bien sûr la « vérité révélée », telle que l'Eglise, et elle seule, la transmet(23) ! Tous les couples catholiques qui utilisent pilules ou préservatifs auront beau faire, tous les homosexuels auront beau faire, tous les théologiens modernistes auront beau faire, cela n'y changera rien : « Le fait que certains croyants agissent sans suivre les enseignements du Magistère ou qu'ils considèrent à tort comme moralement juste une conduite que leurs pasteurs ont déclarée contraire à la Loi de Dieu, ne peut pas être un argument valable pour réfuter la vérité des normes morales enseignées par l'Eglise. »(24) Et pas davantage ne saurait l'être la conscience individuelle ou collective : « C'est la voix dessus-Christ, la voix de la vérité sur le bien et le mal qu'on entend dans la réponse de l'Eglise. »(25) La vérité s'impose à tous, donc aussi la religion (puisqu'elle est la vraie religion), donc aussi la morale (puisque la morale « est fondée sur la vérité ») (26). C'est une philosophie de poupées russes : il faut obéir à la vérité, donc à Dieu, donc à l'Eglise, donc au Pape... L'athéisme ou l'apostasie, par exemple, sont des péchés mortels, c'est-à-dire des péchés qui, sauf repentance, entraînent « la condamnation éternelle »(27). Voilà donc votre serviteur, sans parler de ses autres errements, qui sont innombrables, déjà damné deux fois... C'est ce que Jean-Paul II appelle « la certitude réconfortante de la foi chrétienne »(28). Veritatis terror !

Je ne veux pas m'attarder sur cette encyclique, qui n'a [223]

guère d'importance. Comme les circonstances historiques ôtent toute plausibilité (au moins en Occident et à court ou moyen terme) à je ne sais quel retour à l'inquisition ou à l'ordre moral, les positions de l'Eglise, même intolérantes, doivent bien sûr être tolérées. On a vu que seule la dangero-sité d'une attitude (et non la tolérance ou l'intolérance dont elle fait preuve) devait déterminer qu'on la tolère ou pas : heureuse époque que la nôtre, et heureux pays, où même les Eglises ont cessé d'être dangereuses ! Le temps n'est plus où ils pouvaient brûler Giordano Bruno, supplicier Calas ou guillotiner (à dix-neuf ans !) le chevalier de La Barre... Au reste, je n'ai pris cette encyclique que comme exemple, pour montrer que le dogmatisme pratique mène toujours, fût-ce sous une forme atténuée, à l'intolérance. Si les valeurs sont vraies, si elles sont connues, on ne saurait ni les discuter ni les choisir, et ceux qui ne partagent pas les nôtres ont donc tort : aussi ne méritent-ils pas d'autre tolérance que celle qu'on peut avoir, parfois, pour les ignorants ou pour les imbéciles. Mais est-ce encore de la tolérance ?

Pour qui reconnaît que valeur et vérité sont deux ordres différents (celle-ci relevant de la connaissance, celle-là du désir), il y a dans cette disjonction, au contraire, une raison supplémentaire d'être tolérant : quand bien même nous aurions accès à une vérité absolue, en effet, cela ne saurait obliger tout le monde à respecter les mêmes valeurs, ni donc à vivre de la même façon. La connaissance, qui porte sur l'être, ne dit rien sur le devoir-être : la connaissance ne juge pas, la connaissance ne commande pas ! La vérité s'impose à tous, certes, mais n'impose rien. Quand bien même Dieu existerait, pourquoi faudrait-il l'approuver toujours ? Et quel titre aurais-je, qu'il existe ou non, à imposer mon désir, ma volonté ou mes valeurs à ceux qui ne les partagent pas ? Il faut des lois communes ? Sans doute, mais dans les domaines seulement qui nous sont communs ! Que m'importent les bizarreries érotiques de tel ou tel, si elles sont pratiquées entre adultes consentants ? Quant aux lois communes, si elles sont bien sûr nécessaires (pour empêcher le pire, pour protéger les faibles...), c'est à la politique et à la culture d'y veiller, lesquelles sont toujours relatives, conflictuelles, évolutives, et non à je ne sais quelle vérité absolue qui s'imposerait à nous et que nous pourrions légitimement, dès lors, imposer à autrui. La vérité est la même pour tous, mais le désir non, mais la volonté non. Cela ne veut pas dire que nos désirs et nos volontés ne puissent jamais nous rapprocher : ce serait bien surprenant, puisque nous avons même corps, pour l'essentiel, même raison (la raison, si elle n'est pas le tout de la morale, y joue bien sûr un rôle important) et, de plus en plus, même culture... Cette rencontre des désirs, cette communion des volontés, ce rapprochement des civilisations, quand ils ont lieu, ne sont pas le résultat d'une connaissance ; ils sont un fait de l'histoire, un fait du désir, un fait de civilisation. Que le christianisme ait joué là un rôle majeur, c'est ce que chacun sait, qui n'excuse pas l'Inquisition, certes, mais que l'Inquisition ne saurait pas davantage effacer. « Aime, et fais ce que tu veux... » Peut-on garder cette morale de l'amour sans le dogmatisme de la Révélation ? Pourquoi non ? A-t-on besoin de connaître absolument la vérité pour l'aimer ? A-t-on besoin d'un Dieu pour aimer son prochain ? Veritatis amor, humanitatis amor... Contre la splendeur de la vérité (pourquoi faudrait-il qu'elle soit splendide P), contre la pesanteur des dogmes et des Eglises, la douceur de la tolérance...

On peut se demander, pour finir, si ce mot de tolérance est bien celui qui convient : il y a en lui quelque chose de condescendant, voire de méprisant, qui dérange. On se souvient de la boutade de Claudel : « La tolérance ? Il y a des maisons pour ça ! » Cela en dit long sur Claudel, et sur la tolérance. Tolérer les opinions d'autrui, n'est-ce pas déjà les [225] considérer comme inférieures ou fautives P On ne peut tolérer, en toute rigueur, que ce qu'on aurait le droit d'empêcher : si les opinions sont libres, comme elles doivent l'être, elles ne relèvent donc pas de la tolérance ! De là un nouveau paradoxe de la tolérance, qui semble en invalider la notion. Si les libertés de croyance, d'opinion, d'expression et de culte sont de droit, elles n'ont pas lieu d'être tolérées, mais simplement respectées, protégées, célébrées. Seule « l'insolence d'un culte dominateur », remarquait déjà Condorcet, put « nommer tolérance, c'est-à-dire une permission donnée par des hommes à d'autres hommes »(29), ce qu'on aurait dû considérer plutôt comme le respect d'une liberté commune. Cent ans plus tard, le Vocabulaire de Lalande atteste encore, au début de ce siècle, de très nombreuses réticences. Le respect de la liberté religieuse « est très mal appelé tolérance, écrivait par exemple Renouvier, car il est stricte justice et obligation entière ». Réticence aussi chez Louis Prat : « Il ne faudrait pas dire tolérance, mais respect ; sinon, la dignité morale est atteinte... Le mot de tolérance implique trop souvent dans notre langue l'idée de politesse, quelquefois de pitié, quelquefois d'indifférence ; il est peut-être cause que l'idée du respect dû à la liberté loyale de penser est faussée dans la plupart des esprits. » Réticence encore chez Emile Boutroux : « Je n'aime pas ce mot de tolérance ; parlons de respect, de sympathie, d'amour... »(30)

Toutes ces remarques sont justifiées, mais n'ont rien pu contre l'usage.J'observe d'ailleurs que l'adjectif respectueux, en français, n'évoque guère le respect de la liberté d'autrui, ni même de sa dignité, mais plutôt une espèce de déférence ou de considération qu'on peut juger suspecte, bien [226]

souvent, et qui n'aurait guère sa place dans un traité des vertus... ? Tolérant, au contraire, s'est imposé, dans le langage courant aussi bien que philosophique, pour désigner la vertu qui s'oppose au fanatisme, au sectarisme, à l'autoritarisme, bref... à l'intolérance. Cet usage ne me paraît pas sans raison : il reflète, dans la vertu même qui la surmonte, l'intolérance de chacun. En toute rigueur, disais-je, on ne peut tolérer que ce qu'on aurait le droit d'empêcher, de condamner, d'interdire. Mais ce droit que nous n'avons pas, nous avons le sentiment, presque toujours, de l'avoir. N'avons-nous pas raison de penser ce que nous pensons ? Et si nous avons raison, comment les autres n'auraient-ils pas tort ? Et comment la vérité pour-rait-elle accepter ­ sinon par tolérance en effet ­ l'existence ou la continuation de l'erreur ? Le dogmatisme toujours renaît, qui n'est qu'un amour illusoire et égoïste de la vérité. Aussi appelons-nous tolérance ce qui, si nous étions plus lucides, plus généreux, plus justes, devrait s'appeler respect, en effet, ou sympathie, ou amour... C'est donc le mot qui convient, puisque l'amour fait défaut, puisque la sympathie fait défaut, puisque le respect fait défaut. Ce mot de tolérance ne nous gêne que parce que ­ pour une fois ! ­ il n'est pas en avance, ou pas trop, sur ce que nous sommes. « Vertu mineure », disait Jankélévitch(31). C'est qu'elle nous ressemble. « Tolérer n'est évidemment pas un idéal, remarquait déjà Abauzit, ce n'est pas un maximum, c'est un minimum. »(32) Bien sûr, mais c'est mieux que rien ou que son contraire ! Que le respect ou l'amour vaillent mieux, c'est entendu. Si le mot de tolérance s'est pourtant imposé, c'est sans doute que d'amour ou de respect chacun se sent trop peu capable, s'agissant de ses adversaires ­ or c'est vis-à-vis d'eux, d'abord, que joue la tolérance... « En attendant le beau jour [227]où la tolérance deviendra aimante, conclut Jankélévitch, nous dirons que la tolérance, la prosaïque tolérance est ce qu'on peut faire de mieux ! La tolérance ­ si peu exaltant que soit ce mot ­ est donc une solution passable ; en attendant mieux, c'est-à-dire en attendant que les hommes puissent s'aimer, ou simplement se connaître et se comprendre, estimons-nous heureux qu'ils commencent par se supporter. La tolérance est donc un moment provisoire. »(33) Que ce provisoire soit fait pour durer, c'est assez clair : devrait-il cesser, qu'il faudrait craindre que la barbarie, plutôt que l'amour, ne lui succède ! Petite vertu, elle aussi, la tolérance joue peut-être, dans la vie collective, le même rôle que la politesse, dans la vie interpersonnelle(34) : ce n'est qu'un commencement, mais c'en est un.

Sans compter qu'il faut parfois tolérer ce qu'on ne veut ni respecter ni aimer. L'irrespect n'est pas toujours une faute, tant s'en faut, et certaines haines sont bien proches d'être des vertus. Il y a de l'intolérable, on l'a vu, qu'il faut combattre. Mais il y a aussi du tolérable qui est pourtant méprisable et détestable. La tolérance dit tout cela, ou du moins elle l'autorise. Cette petite vertu nous convient : elle est à notre portée, ce qui n'est pas si fréquent, et certains de nos adversaires, nous semble-t-il, ne méritent guère davantage...

Comme la simplicité est la vertu des sages et la sagesse des saints, la tolérance est sagesse et vertu pour ceux ­ nous tous ­ qui ne sont ni l'un ni l'autre.

Petite vertu, mais nécessaire. Petite sagesse, mais accessible.
 
 

1. Ce qui ne veut pas dire qu'elle est vraie, mais simplement qu'il doit être possible, si elle est fausse, de le montrer (voir K. Popper, La logique de la découverte scientifique, trad. franç., Payot, 1973) ; ni qu'elle n'est que, ou totalement, scientifique (voir K. Popper, La quête inachevée, trad. franç., Presses Pocket, rééd. 1989, chap. 37), mais simplement qu'une part en elle échappe à l'opinion ­ donc aussi à la tolérance.

2. 2. Maximes et réflexions, 19.

3. . V. Jankélévitch, Traité des vertus, II, 2, p. 92 de l'éd. Champs-Flammarion (1986)

4. La société ouverte et ses ennemis, trad. franç., Seuil, 1979, t. 1, n. 4 du chap. 7 (p. 222).

5. J. Rawls, Théorie de la justice, II, 4, section 35, p. 256 de la trad. franç., Seuil, 1987.

6. Op. cit., p. 93.

7. 7. Op. cit, p. 222. Voir aussi le texte déjà cité de Rawls, spécialement aux

p. 254-256.

8. Voir Jankélévitch, op. cit., p. 93.

9. Montesquieu, L'esprit des lois, III, 1-9 ; Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, t. 3 ; Le système totalitaire, chap. 4 (« Idéologie et terreur : un nouveau type de régime »), p. 203 et s. de la trad. franç., Seuil, coll. « Points Politique », 1972. Sur le cas particulier du stalinisme, voir aussi Le mythe d'icare, chap. 2.

10. 10. Définitions, Pléiade, Les arts et les dieux, p. 1095 (définition de la tolérance).

11. . Op. cil., p. 224.

12. Sur tout cela, que je ne peux ici qu'esquisser, voir Valeur et vérité j'études cyniques), PUF, 1994.

13. 13. Montaigne, Essais, III, 11, p. 1032 de l'éd. Villey-Saulnier ; Bayle, De la tolérance (Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ << Contrains-les d'entrer »), p. 189 de l'éd. Gros, Presses Pocket, 1992 ; Voltaire, Dictionnaire philosophique, art. « Tolérance », p. 362-363 de l'éd. Pomeau, G.-F., 1964 (voir aussi, du même auteur, le Traité sur la tolérance, spécialement les chap. 21, 22 et 25, p. 132 et s. de l'éd. Pomeau, G.-F., 1989). Cette idée reste bien sûr parfaitement actuelle : voir K. Popper, Conjectures et réfutations, p. 36-37 de la trad. franç., Payot, 1985.

14. Dictionnaire philosophique, p. 368. Sur l'idée de tolérance au XVIII' siècle, voir E. Cassirer, La philosophie des Lumières, IV, 2, p. 223-247 de la trad. franç. (Fayard, rééd. « Agora », 1986).

15. Spinoza, 7 récité théologico-politique (surtout le chap. 20) ; Locke, Lettre sur la tolérance (rééditée récemment, avec une longue et très riche introduction de J.-f. Spitz, G.-F., 1992).

16. 7raité théologico-politique, chap. 20, p. 332 de l'éd. Appuhn, rééd. G.-F., 1965.

17. Ibid., p. 336 de l'éd. Appuhn.

18. Veritatis splendor (la splendeur de la vérité), encyclique de Jean-Paul II, trad. franç., Mame/Plon, 1993, p. 95 (c'est Jean-Paul II qui souligne)

19. Voir par ex., ibid., les p. 4, 133, 156, 163, 172.

20. Ibid., p. 150.

21. Voir par ex., ibid., les p. 4, 133, 156, 163, 172.

23. Ibid., surtout aux § 35-37 (contre l'autonomie) et 53 (contre le relativisme culturel et historique).

24. Ibid., par ex. aux ) 29, 37 et 109-117

25. Ibid., p. 172

26. Ibid., p. 180 (c'est Jean-Paul II qui souligne).

27. Ibid., p. 109 à 112.

28. Ibid., p. 182.

29. Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, VIII, p. 129 de l'éd. Prior, Vrin, 1970.

30. Toutes ces citations sont extraites du toujours précieux Vocabulaire technique et critique de la philosophie de Lalande, Bulletin de la Société française de philosophie, 1902-1923, rééd. PUF, 1968, p. 1133-1136 (art. « Tolérance »). On trouve des réticences du même type dans le chapitre déjà cité de Jankélévitch (p. 86 et s.).

31. . Op. cit., p. 86 et 94.

32. F. Abauzit, dans la discussion de la Société française de philosophie, Vocabulaire de Lalande, p. 1134. Même idée chez Jankélévitch, op. cil., p. 87.

33. Op. cil., p. 101-102.

34. Cf. supra, chap. 1, p. 15 et s. L'expression de « petite vertu », que j'utilisais à propos de la politesse, est utilisée par Jankélévitch à propos de la tolérance (op. cit., p. 86).

 

Révisé le : 21 June, 2001